La joie ne vient pas du dehors. Elle est en nous quoi qu’il nous arrive.
La lumière ne vient pas du dehors. Elle est en nous, même sans les yeux.
(Jacques Lusseyran, Et la lumière fut, Éditions Le Félin, 2005, page 282)
Le 21 octobre dernier Le Parisien Magazine décernait le Prix d’une vie 2015 à Jérôme Garcin pour son roman Le Voyant paru chez Gallimard en décembre 2014. Par ce prix, créé en 2013, un jury de libraires récompense un témoignage, une biographie ou un récit de vie d’un auteur contemporain en langue française.
Ce roman, dans lequel Jérôme Garcin rend hommage à Jacques Lusseyran (1924-1971), figure trop peu connue de la Résistance française, m’offre l’occasion d’évoquer comment cette destinée singulière est susceptible de nous apporter un éclairage original sur l’état de flow.
Aveugle à l’âge de huit ans suite à une bousculade, Jacques Lusseyran fait preuve de qualités exceptionnelles qui le mènent, à l’âge de 17 ans en 1941, à intégrer brillamment l’hypokhâgne de Louis-le-Grand alors qu’il vient de constituer, avec quarante-six de ses camarades, le mouvement des Volontaires de la Liberté. Celui-ci comptera jusqu’à six cents membres avant de rejoindre le réseau Défense de la France en février 1943. Arrêté cette même année par la Gestapo, Jacques Lusseyran est incarcéré à Fresnes puis déporté à Buchenwald durant un an et demi jusqu’à sa libération en 1945.
Jérôme Garcin découvre son incroyable parcours à travers son livre Et la lumière fut.
Je me souviens très bien, écrit-il, des émotions contradictoires que j’éprouvai à la lecture de ce témoignage magistral et capital. Le récit de ce héros, qu’aucun romancier n’aurait osé inventer, n’était-il pas trop exemplaire pour être vrai ? Et s’il était vrai, où donc cet homme avait-il trouvé la force surhumaine d’affronter tête haute, de telles épreuves, de se dépasser sans cesse, de se survivre en rayonnant ?
(J. Garcin, Le voyant, page 14)
Dans son roman, il montre comment l’accident dont a été victime Jacques Lusseyran à l’âge de huit ans, le privant de la vue, a été déterminant dans la façon dont il s’est engagé dans la vie.
Lusseyran mettait les voyants en garde contre « la toute-puissance des formes » et tenait que la connaissance du regard est pauvre, voire mensongère. (…) Il prétendait que les aveugles sentent, goûtent, touchent, comprennent mieux que les voyants. Il disait : « La cécité a changé mon regard, elle ne l’a pas éteint. » Et il ajoutait : « Elle est mon plus grand bonheur. »
(J. Garcin, Le voyant, page 18)
Alors qu’au lendemain de la guerre, on demandait à Jacques Lusseyran pourquoi il s’était si tôt et si vite engagé dans la Résistance, il s’expliquait en ces termes :
Après la lumière extérieure, on m’ôtait la liberté extérieure. J’avais retrouvé la lumière, intacte, augmentée, au fond de moi. Cette fois, je voulais retrouver la liberté tout aussi présente et exigeante. J’ai su qu’une deuxième fois le destin attendait de moi le même travail. Car j’avais appris que la liberté, c’est la lumière de l’âme. Il n’y a pas d’autre cause à mon engagement dans la Résistance.
(J. Lusseyran cité par J. Garcin, Le voyant, page 66)
De son expérience de captivité à Buchenwald, Jérôme Garcin rapporte comment Jacques Lusseyran puise dans la poésie et les forces de son monde intérieur pour survivre.
Chaque fois que les spectacles et les épreuves du camp devenaient intolérables, écrira-t-il à la fin de sa brève existence, je me fermais pour quelques minutes au monde extérieur. Je gagnais ce refuge où pas un kapo nazi ne pouvait m’atteindre. Je posais mon regard sur cette lumière intérieure que j’avais aperçue à huit ans. Je la laissais vibrer à travers moi. Et je constatais très vite que cette lumière, c’était de la vie, de l’amour. Je pouvais ouvrir à nouveau les yeux – et mes oreilles, et mon odorat – sur le carnage et la misère. Je survivais. Comment voudriez-vous que je nomme encore « malheur » l’accident qui m’a fait ce cadeau ?
(J. Lusseyran, cité par J. Garcin, Le voyant, pages 101-102)
Lorsqu’on lit ce livre de Jérôme Garcin dans lequel il raconte le destin exceptionnel de Jacques Lusseyran et surtout la façon dont celui-ci a traversé les épreuves du handicap comme de l’emprisonnement, on pense au livre Vivre de Mihaly Csikszentmihalyi, inventeur de la notion de flow, dans lequel, au chapitre intitulé La victoire sur le chaos, il tente de comprendre comment des « personnes qui ont souffert durement en arrivent non seulement à survivre, mais à profiter de la vie et à connaître l’enchantement » (M. Csikszentmihalyi, Vivre, la psychologie du bonheur, page 261).
Après avoir évoqué le cas de personnes surmontant leur handicap, il raconte comment, malgré les conditions extrêmement difficiles de l’emprisonnement, d´autres peuvent trouver en elles-mêmes les ressources de vivre une experience optimale. Il rapporte notamment le témoignage de Soljénitsyne :
Parfois, dans une colonne de prisonniers découragés, au milieu des cris des gardiens armés, je me sentais envahi par une vague de poésie et d’images… Dans ces moments, je me sentais libre et heureux… Certains prisonniers essayaient de s’échapper en franchissant les barbelés. Pour moi, il n’y avait pas de barbelés. Le décompte des prisonniers demeurait le même, mais je n’étais plus là.
(Soljénitsyne, cité par Csikszentmihalyi, Vivre, La psychologie du bonheur, page 268)
Toutefois, au-delà de l’expression de ces capacités de coping (faire face) et de résilience face aux situations extrêmes qu’évoquent ces deux témoignages, il me semble que l’expérience de Jacques Lusseyran et le témoignage qu’il en fait dans ses livres sont susceptibles de nous apporter un éclairage extrêmement intéressant sur le renversement perceptif qui s’opère lorsqu’on est en état de flow.
En effet, la difficulté de saisir la réalité de ce phénomène réside probablement dans la façon dont nous nous tenons face à lui. Comme je l’ai rappelé dans la page d’accueil de ce blog, il résiste à toute tentative d’appropriation. La volonté n’y peut rien.
Dans son livre Et la lumière fut Jacques Lusseyran explique comment être aveugle fut pour lui une grande surprise :
Cela ne ressemblait à rien de ce que je pouvais imaginer. Cela ne ressemblait pas davantage à ce que les gens autour de moi semblaient penser que c’était. On me disait qu’être aveugle, cela consistait à ne pas voir. Je ne pouvais pas croire les gens, car moi je voyais.
Mais il précise immédiatement :
Pas tout de suite, c’est vrai. Pas dans les jours qui ont suivi immédiatement l’opération. Car je voulais encore me servir de mes yeux.
Il raconte ensuite comment il s’aperçut un jour que le problème résidait dans le fait qu’il regardait mal.
Au fond, je regardais trop loin, et je regardais trop vers l’extérieur.
Ce fut beaucoup plus qu’une découverte : ce fut une révélation. Je me revois encore dans le Champ-de-Mars où, quelques jours après mon accident, mon père m’avait emmené en promenade. Je connaissais bien ce jardin. Je connaissais ses bassins, ses grilles, ses chaises de fer. (…) Je crus un instant le monde perdu. Je jetai mes yeux en avant comme des mains dans le vide. Rien ne s’approchait plus, rien ne s’éloignait plus de moi. Les distances exténuées se chevauchaient ; elles ne jalonnaient plus l’espace de leurs petits rayons clignotants. Tout semblait épuisé, éteint, et je fus pris de peur. Je me jetais en avant dans une substance qui était l’espace, mais que je ne reconnaissais pas car rien d’accoutumé ne l’emplissait plus.
C’est alors qu’un instinct (j’allais presque dire : une main se posant sur moi) m’a fait changer de direction. Je me suis mis à regarder de plus près. Non pas plus près des choses mais plus près de moi. A regarder de l’intérieur, vers l’intérieur, au lieu de m’obstiner à suivre le mouvement de la vue physique vers le dehors. Cessant de mendier aux passants le soleil, je me retournai d’un coup et je le vis de nouveau : il éclatait là dans ma tête, dans ma poitrine, paisible, fidèle. Il avait gardé intacte sa flamme joyeuse : montant de moi, sa chaleur venait battre contre mon front. Je le cherchais au-dehors quand il m’attendait chez moi.
(Jacques Lusseyran, Et la lumière fut, pages 25-26)
On retrouve dans l’état de flow ce même renversement perceptif lorsque les actions semblent se réaliser d’elles-mêmes sans effort de volonté. Il me semble que ce qui caractérise ce passage d’une perception à l’autre peut se traduire par le passage d’une attention à l’autre. On passe en quelque sorte d’une conscience centrifuge, du centre vers la périphérie, à une conscience centripète, de la périphérie vers le centre. C’est le monde qui vient vers nous.
Jacques Lusseyran évoque l’importance de la pression et du poids pour entrer en relation avec le monde.
Si je posais la main sur la table sans appuyer, je savais que la table était là mais n’apprenais rien sur elle. Pour apprendre, il fallait que mes doigts exercent une pesée. Et la surprise, c’était ici que la pesée m’était aussitôt rendue par la table elle-même. Moi qui croyais qu’étant aveugle j’allais devoir aller au-devant de tout, je découvrais que c’étaient toutes les choses qui allaient au-devant de moi. Je n’avais jamais à faire que la moitié du chemin. L’univers était complice de mes désirs.
Un peu plus loin il explique comment le monde qui l’entoure pèse et fait pression sur lui.
Ce qui m’arrivait des objets, comme dans le cas du toucher, c’était une pression. Mais, bien sûr, une pression d’une espèce si nouvelle que je ne pensais pas d’abord à l’appeler ainsi. Si, me faisant très attentif, je n’opposais plus au paysage ma poussée personnelle, alors les arbres ou les rochers venaient se poser sur moi et imprimer leur forme comme les doigts impriment leur forme dans la cire.
Cette tendance de tous les objets à se projeter hors de leurs limites physiques produisait des sensations aussi précises que celle de la vue ou de l’ouïe.
(Jacques Lusseyran, Et la lumière fut, page 40)
Il faut préciser ici ce qu’exige une telle perception. Cela nécessite en effet, en plus d’une certaine qualité d’attention, une tout autre relation au monde, notamment en ce qui concerne la volonté. « Aveugles ou non » , comme le rappelle Lusseyran, « nous sommes tous terriblement avides » . Cette perception exige une grande confiance et rappelle tout à fait la difficulté que l’on peut avoir à entrer et à rester en état de flow.
D’ailleurs, Jacques Lusseyran explique lui-même comment son état intérieur influe sur sa perception.
Si au lieu de me laisser porter par la confiance et de me jeter à travers les choses, j’hésitais, je calculais, si je pensais au mur, à la porte entrebâillée, à la clé dans la serrure, si je me disais que toutes ces choses étaient hostiles, allaient me cogner, me griffer, alors, infailliblement je me cognais, je me blessais. La seule manière commode de me déplacer à travers la maison, le jardin ou la plage, était de n’y pas penser du tout ou d’y penser le moins possible. J’étais alors guidé, je circulais entre les obstacles comme on dit que les chauves-souris font. Ce que la perte de mes yeux n’avait pas su faire, la peur le faisait : elle me rendait aveugle.
La colère et l’impatience avaient les mêmes effets : elles brouillaient tout le paysage. (…)
Et encore…
Quand je jouais avec mes petits camarades, si tout à coup j’avais envie de gagner, si j’avais envie d’arriver le premier à tout prix, d’un seul coup je ne voyais plus rien. J’entrais à la lettre dans un brouillard, dans de la fumée.
(Jacques Lusseyran, Et la lumière fut, page 30)
On comprend, dans la description qu’en fait Lusseyran, la fragilité d’une telle perception, d’une telle relation au monde, qui exigent à la fois confiance et lâcher-prise. Pour se mouvoir avec aisance et fluidité il convient de suspendre la pensée pour laisser le geste se dérouler de lui-même. Nous pouvons rapprocher une telle attitude des caractéristiques de l’état de flow tout comme des évocations du nageur et du cuisinier dans le Tchouang-tseu, reproduites dans deux précédents articles, dont le sinologue Jean-Francois Billeter propose une lecture et analyse très intéressantes.
À l’évidence, l’humain, l’intentionnel, le conscient sont ici considérés comme la cause de nos erreurs et de nos échecs tandis que d’autres facultés, d’autres ressources, d’autres forces sont la cause du salut quand nous parvenons à les laisser se conjuguer et agir librement. En termes plus simples, notre esprit est la cause de nos errements et de nos défaites tandis que le corps, entendu non comme le corps anatomique ou le corps objet, mais comme la totalité des facultés, des ressources et des forces, connues et inconnues de nous, qui portent notre activité – tandis que le corps ainsi conçu, est au contraire notre grand maître.
(Jean-Francois Billeter, Leçons sur Tchouang-tseu, Éditions Allia, 2010, page 50)
le fil du rasoir, je le vis! difficile, mais indispensable. Sur ce chemin, tendre la main afin de passer le gué interroge. Equipé, nanti du matériel, je ne peux que m’interroger sur l’équilibre de chacun, et, le mien, pour débroussailler la jungle d’éducation, de compréhension; par exemple de mon corps, et, bien sûr dans ce cas de l’intérieur de mon boulet cérébral?
Mon ami Titi. avec le peu d’humilité qui me caractérise je t’avais indiqué que je me sentais vivre et enseigner à la lecture du livre de François Billeter sur Tchouang. Tseu, livre que tu m’as offert il y a plusieurs années. Encore merci.
Nos chemins qui se sont ouverts chacun de notre côté nous rapproche un peu plus toi avec le flow et ton intellect et moi avec mes expérimentations et mon peu de connaissances livresques.
Ton blog est vraiment sérieux et complet.Merci. Je t’embrasse sans oublier la famille