Poursuivons notre chemin, vers l’intérieur, avec ce nouveau dialogue tiré du Tchouang-tseu mettant en scène le cuisinier Ting et le prince Wen-houei. Nous y apprenons comment le premier, au cours de son apprentissage, est parvenu à se libérer de la technique pour ne laisser agir que « le fonctionnement des choses » .
C’est ainsi que Jean-François Billeter traduit « la Voie » ou « le Tao » , rendant ainsi les propos du cuisinier Ting d’autant plus proche et contemporain. En évoquant « le fonctionnement des choses » plutôt que « le Tao » , il évite en effet toute connotation exotique et nous rappelle que si l’expérience dont il est question nous est accessible, c’est avant tout en notre qualité d’être humain.
Le cuisinier Ting dépeçait un boeuf pour le prince Wen-houei. on entendait des houa quand il empoignait de la main l’animal, qu’il retenait sa masse de l’épaule et que, la jambe arqueboutée, du genou l’immobilisait un instant. On entendait des houo1 quand son couteau frappait en cadence, comme s’il eût exécuté l’antique danse du Bosquet ou le vieux rythme de la Tête de lynx.
— C’est admirable ! s’exclama le prince, je n’aurais jamais imaginé pareille technique !
Le cuisinier posa son couteau et répondit :
— Ce qui intéresse votre serviteur, c’est le fonctionnement des choses et non la simple technique. Quand j’ai commencé à pratiquer mon métier, je voyais tout le boeuf devant moi. Trois ans plus tard, je n’en voyais plus que des parties. Aujourd’hui, je le trouve par l’esprit sans plus le voir par mes yeux. Mes sens n’interviennent plus, mon esprit agit comme il l’entend et suit de lui-même les linéaments du boeuf.
Lorsque ma lame tranche et disjoint, elle suit les failles et les fentes qui s’offrent à elle. Elle ne touche ni aux veines, ni aux tendons, ni à l’enveloppe des os, ni bien sûr à l’os même. Les bons cuisiniers doivent changer de couteau chaque année parce qu’ils taillent dans la chair. Le commun des cuisiniers en change tous les mois parce qu’ils charcutent au hasard. Mais avec ce couteau, qui lui sert depuis dix-neuf ans, votre serviteur a dépecé plusieurs milliers de boeufs et sa lame est encore tranchante comme au premier jour. Car il y a des interstices entre les parties de l’animal et le fil de ma lame, n’ayant pas d’épaisseur, y trouve tout l’espace qu’il lui faut pour évoluer. C’est ainsi qu’après dix-neuf ans, elle est encore comme fraîchement aiguisée.
Quand je rencontre une articulation, je repère l’endroit difficile, je le fixe du regard et, agissant avec une prudence extrême, lentement je découpe. Sous l’action délicate de la lame, les parties se séparent avec un houo léger comme celui d’un peu de terre que l’on pose sur le sol. Mon couteau à la main, je me redresse, je regarde autour de moi, amusé et satisfait, et après avoir nettoyé la lame, je le remets dans le fourreau.
Le prince Wen-houei s’exclama :
— Admirable ! En écoutant le cuisinier Ting, j’ai compris l’art de nourrir en soi la vie !
Leçons sur Tchouang-tseu, Jean-François Billeter, Editions Allia, Paris 2010, pages 15-16.
Essai sur l’art chinois de l’écriture et ses fondements, Jean-François Billeter, Editions Allia, Paris 2010, page 362.
N.D.T. 1 : Ces deux onomatopées suggèrent un bruit léger, semblable à un souffle.